La recherche publique au service de l’innovation en défense

CNRS

Alors que les menaces pesant sur notre territoire se diversifient et se complexifient, l’innovation représente plus que jamais un impératif pour le secteur de la défense et de la sécurité. Au sein de cet écosystème, la recherche publique joue un rôle clé, et ce, dans de multiples domaines : matériaux innovants, lutte anti-drones, intelligence artificielle…

Le contexte géopolitique actuel révèle de nouvelles tendances dans le domaine de la défense. Au-delà de la menace nucléaire qui se fait plus pressante, les conflits récents mettent en exergue le recours croissant à de nouvelles technologies : drones, robotique, intelligence artificielle… De même, de nouveaux champs de conflictualité apparaissent, tels que le spatial, le cyberespace et les fonds marins.

C’est dans cette nouvelle conjoncture que s’inscrit la loi de programmation militaire 2024-2030, qui détaille les orientations stratégiques en matière de défense sur les sept prochaines années. Au total, l’État français prévoit un budget de 413 milliards d’euros sur cette période, dont 10 milliards seront consacrés à l’innovation, l’un des enjeux majeurs du secteur.

Une agence ministérielle dédiée à l’innovation de défense

Les travaux relatifs à cette partie essentielle seront coordonnés par l’Agence de l’innovation de défense (AID), créée en septembre 2018. « Notre mission est de fédérer les acteurs et les initiatives d’innovation de défense au sein du ministère des Armées », présente Marion Laguës, cheffe de la cellule rayonnement de l’AID. « Nous disposons de différents dispositifs d’accompagnement, que nous adoptons en fonction de nos interlocuteurs : start-up, PME, grands groupes, laboratoires… Cela nous permet à la fois de soutenir la maturation de projets de recherche sur un temps long et de capter des innovations d’opportunité, issues notamment du civil. » L’AID s’intéresse particulièrement aux domaines prioritaires définis dans le document de référence de l'orientation de l'innovation de défense (DrOID), parmi lesquels l’hypervélocité, l’intelligence artificielle ou les technologies quantiques.

Afin d’optimiser sa détection de projets prometteurs issus de la recherche publique, l’organisme a conclu un partenariat avec CNRS Innovation, en décembre 2023. « L’idée est aussi d’accompagner au mieux les entreprises et de partager des informations autour de l’innovation », complète Marion Laguës.

Lutte contre les armes chimiques, les drones et les objets cachés

En effet, de nombreuses start-up prometteuses dans le domaine de la défense sont issues de la recherche publique. C’est le cas d’OPGS, qui s’appuie sur des travaux menés à l’Institut de chimie et procédés pour l'énergie, l'environnement et la santé (ICPEES, CNRS/Université de Strasbourg) pour développer des antidotes contre les effets des armes chimiques.

Dans un autre registre, MC2 Technologies, spin-off de l’Institut d'électronique, de microélectronique et de nanotechnologie (IEMN, CNRS/Université de Lille/Université Polytechnique Hauts-de-France/Centrale Lille/Junia), est spécialisée en micro et nanotechnologies appliquées à la défense et à la sécurité. « Nous proposons premièrement des solutions pour la lutte anti-drones », indique Christophe Gaquière, professeur d’université, cofondateur et directeur général de l’entreprise. « Nous avons en effet développé des récepteurs très sensibles, capables de repérer le signal émis par un drone, même au sein d’un environnement complexe comme un centre-ville, et de l’identifier grâce à l’IA. » Ces systèmes de détection et d’identification s’accompagnent de dispositifs de neutralisation, qui brouillent le signal de commande du drone.

MC2 Technologies, qui fait partie de la base industrielle et technologique de défense (BITD), contribue aussi à la sécurisation des lieux publics. « Nous avons mis au point un système de détection d’objets cachés, utilisable, entre autres, dans les aéroports, les gares ou les stades », ajoute Christophe Gaquière. « Celui-ci n’émet aucune onde, mais possède des capteurs extrêmement sensibles aux ondes millimétriques. Cette capacité, couplée à des algorithmes intelligents d’analyse d’images, permet de détecter tout objet placé entre la peau et les habits, comme de la drogue, du liquide explosif, une arme en céramique… »

Diamant de synthèse semi-conducteur

La recherche publique représente également un immense vivier pour les « innovations d’opportunité » mentionnées par Marion Laguës. Par exemple, Diamfab, créée pour valoriser des travaux de l’Institut Néel (CNRS), œuvre principalement dans le civil, avec sa synthèse de diamant semi-conducteur, pour la fabrication de composants électroniques. « Notre technologie de diamant dopé présente de multiples avantages par rapport au silicium, et même au carbure de silicium », affirme Gauthier Chicot, CEO de Diamfab. « Le diamant présente en effet une meilleure efficacité et une grande résistance aux hautes températures, aux radiations et aux hautes tensions. Il permet aussi de gagner en volume et en poids, notamment grâce à ses propriétés de dissipation thermique. »

Ces qualités de résistance et de faible encombrement peuvent s’avérer précieuses dans le secteur de la défense, par exemple pour des applications spatiales ou l’électrification des véhicules terrestres et aériens. « Le diamant affiche aussi des propriétés quantiques à température ambiante », ajoute Gauthier Chicot. « Cela peut faciliter le développement de capteurs quantiques sans avoir besoin d’une température très basse, contrairement à de nombreux matériaux. » Et les applications militaires ne manquent pas : navigation, géolocalisation, ou encore interception d’ondes radio.

Imagerie satellite et renseignement

Kayrros constitue un autre exemple d’entreprise duale, c’est-à-dire capable d’intervenir tant dans le civil que pour la défense. La start-up, qui collabore avec plusieurs laboratoires publics, s’appuie en effet sur l’imagerie satellite et l’intelligence artificielle pour répondre à des problématiques liées à l’énergie et à la transition écologique. « Grâce à notre couverture mondiale et journalière, nous fournissons des mesures de paramètres physiques, comme les émissions de gaz à effet de serre, les risques d’incendie ou d’inondation, des informations liées à la biomasse et la biodiversité… », énumère Antoine Rostand, CEO de Kayrros.

Si les clients de la start-up sont surtout des organisations gouvernementales, des institutions financières ou des assureurs, les acteurs de la défense s’intéressent également à sa technologie, pour des applications restant confidentielles. « Notre capacité de détection fiable, à grande échelle et en permanence peut constituer un avantage informationnel déterminant », avance cependant Antoine Rostand. « L’idée est ici de mettre notre outil au service d’une logique d’anticipation, de renseignement. »

Favoriser les liens entre la défense et la recherche publique

Si ces start-up connaissent une croissance soutenue, beaucoup se heurtent à un écueil majeur. « Un grand nombre d’entreprises œuvrant dans le domaine de la défense ont du mal à se financer, notamment en phase d’amorçage », note Éric Marti, directeur général de Défense Angels. « Sur ce secteur, les banques et les fonds d’investissement peuvent se montrer frileux, en dépit d’un contexte favorable au développement de ces sociétés. Défense Angels a été précisément créé pour combler ce manque. » Fondé début 2022, ce réseau sectoriel de business angels a déjà investi dans 17 entreprises, proposant essentiellement des applications duales.

Parmi celles-ci, plus de la moitié sont issues de la recherche publique, dans le domaine de l’intelligence artificielle, des communications satellitaires, ou encore de la production de matériaux magnétiques. « Ces exemples illustrent l’importance fondamentale de la recherche publique pour l’innovation dans la défense », résume Guy Gourevitch, président et cofondateur de Défense Angels. « Il est donc stratégique d’encourager le développement de ces nouvelles technologies sur notre territoire, notamment par des dispositifs de financement et d’accompagnement. Il s’agit d’un enjeu de souveraineté nationale. » C’est pourquoi Défense Angels a noué des partenariats avec plusieurs organismes publics, dont CNRS Innovation.

Un point de vue partagé par Antoine Rostand, qui évoque « un substrat scientifique et technologique exceptionnel en France », et par Christophe Gaquière, qui estime que « les mondes académique et industriel devraient davantage échanger ». « Les innovations issues de la recherche publique ont un rôle majeur à jouer pour la défense, mais l’inverse est aussi vrai », conclut Gauthier Chicot. « Car l’industrie de la défense est souvent capable de détecter assez tôt le potentiel d’une technologie. En ce sens, elle peut grandement aider au développement, à la maturation et à l’application concrète de ces innovations. »